Ce texte est paru dans Le Monde daté du 8 octobre 2009, sous le titre « Comment régénérer le socle idéologique du socialisme? »
Dans ce moment où le Parti socialiste cherche à se reconstruire, à renouer des liens à la fois respectueux et efficaces avec le monde intellectuel, il n’est pas inutile d’essayer de cerner ce qui peut faire obstacle à cette consolidation tant attendue.
Cela fait bien longtemps que les responsables du PS ont passé par pertes et profits l’héritage marxiste qui avait fourni les bases théoriques de la refondation d’Epinay. Qui pense aujourd’hui à constituer un « front de classe » permettant de « rompre avec le capitalisme » ? Le problème, c’est que ces notions, à l’évidence discutables, ont été abandonnées sans être discutées, au fil d’une dérive gestionnaire sensible dans les pratiques comme dans les discours. Et lorsque le socialisme se coupe d’une pensée de l’exploitation, de la domination et de l’aliénation, il n’est plus que l’ombre de lui-même.
Les interminables querelles de personnes occupent alors le devant de la scène, sans qu’aucune perspective d’idées nouvelles ne parvienne à émerger. Et cela, alors même que la gauche française, en des oeuvres aussi différentes que celles de Michel Foucault ou d’André Gorz, dispose depuis les années 1980 ou 1990 de réflexions de haute tenue, et de grand avenir : Michel Foucault, pour réfléchir à la montée en puissance des « biopouvoirs » et des« sociétés de contrôle » et pour explorer les modalités d’une nouvelle émancipation ; André Gorz, pour articuler la question sociale et la question écologique, et pour redonner sens à une critique intelligente de l’économie.
Quel est aujourd’hui le socle idéologique « moyen » du Parti socialiste ? Trois éléments principaux apparaissent structurants : l’appel à la préservation et à la rénovation des institutions de la sécurité individuelle et collective (éducation, parcours professionnels) – contre les violences de la dérégulation néolibérale, dans la perspective d’un Etat prévoyant – ; l’appel à une distribution plus équitable des revenus et des patrimoines, à une plus grande égalité des chances – contre le creusement des inégalités, dans la perspective d’une société effectivement ouverte à tous – ; l’appel à une croissance ou à un développement mieux régulés et « durables » – contre les démesures d’un capitalisme spéculatif et dispendieux, dans la perspective d’une économie de marché soumise aux exigences de la véritable « civilisation ».
C’est important, mais loin d’être suffisant. C’est de surcroît lourd d’un certain nombre d’oublis ou d’équivoques, qu’il importe de porter au débat collectif. Consolider les « capacités » individuelles est un projet très louable. Mais où passe la réflexion sur les biens communs, sur la propriété sociale, sur les espaces collectifs d’action, de pouvoir et de culture ? La question de la justice ne se réduit pas à celle du « partage (équitable) des richesses ». Il s’agit aussi de décider de ce qui doit rester hors du champ de l’appropriation et de la consommation privées : des espaces, des temps, des biens proprement sociaux et publics. La question des limites de la sphère marchande est décisive, elle est très et trop souvent délaissée.
Le souci de l’équité est porté par des politiques qui ne sont pas nécessairement socialistes. C’est (heureusement) le lot commun du « libéralisme politique » en général. Mais la substitution systématique de la notion d’équité à celle d’égalité conduit à éluder des questions d’importance, sur lesquelles les socialistes auraient intérêt à se positionner : quel est le taux et le type d’inégalités tolérables et même bénéfiques dans la société d’aujourd’hui ? Dans quels cas l’égalité doit-elle être absolue ? Dans quels cas doit-elle être relativisée ? Quel type d’égalitarisme doit être aujourd’hui porté et cultivé par un socialisme contemporain ?
L’appel au développement « durable » signale moins une avancée qu’une persistante confusion. Car la critique du « matérialisme » des sociétés contemporaines et l’appel à la considération des vrais besoins humains s’inscrit dans l’horizon d’un humanisme qui reste très étroit : on veut un développement (enfin) humain, une « politique de la civilisation » ! Mais c’est ce même humanisme qui a justifié et qui justifie encore, au nom de la valeur transcendante de l’homme et de ses droits, l’exploitation illimitée de la Terre.
L’idéologie actuelle du « développement humain » reproduit sans cesse cette présupposition anthropocentriste, renforcée par l’attention portée au sort des générations (humaines) futures. Et cela, alors même que la question sociale et la question écologique demandent aujourd’hui à être très étroitement articulées.
Or cette articulation n’est possible que si l’on engage la critique de l’anthropocentrisme dominant, dans une perspective qui gagne à s’instruire plutôt chez Claude Lévi-Strauss que chez Edgar Morin. Si nous bénéficions et participons à une société de grande valeur, celle-ci ne s’arrête pas aux frontières de l’humanité.
La relation d’ensemble que nous tissons avec la multitude des choses et des êtres, des milieux et des éléments terrestres, complète et enrichit les perspectives strictement humaines. Et la Terre n’est pas seulement un ensemble de moyens destinés à nos usages et à nos consommations. Ainsi il ne revient pas du tout au même de s’inquiéter du seul réchauffement climatique ou d’y adjoindre la question, aujourd’hui également cruciale, de la biodiversité. Car si le réchauffement climatique menace à l’évidence les implantations humaines, l’expansion illimitée et incontrôlée de l’humanité, puissance impériale à la surface de la Terre, menace la multitude des êtres présents et vivants sur cette planète. Que les « modernes » que nous sommes se soient autorisés à les tenir pour de simples choses ou pour des morceaux utilisables de chair ou de matière, c’est aussi cela qui doit être mis en question.
Si le « postmatérialisme » désormais mis en avant par les responsables du Parti socialiste devait nous confiner dans l’horizon fermé de « l’humanisme intégral » ; si le socialisme devait se réduire à n’être qu’« une manière particulière d’interpréter le cadre capitaliste dans lequel nous vivons » (Marcel Gauchet), le tournant écologique du socialisme serait, une fois encore, manqué. On peut, au contraire, travailler à instruire le chantier d’un socialisme écologique : articuler la pensée des biens communs, de l’action démocratique, de l’égalité des conditions, avec celle d’une Terre enfin respectée.
Cette tribune fait suite au débat entre Christian Paul (Parti socialiste, Laboratoire des idées) et Marcel Gauchet,
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire
Abonnement Publier les commentaires [Atom]
<< Accueil