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Lieu : Avignon, Vaucluse, France

mercredi 21 novembre 2007


Le mythe d’un pays gréviste
un "rebond" de François Doutriaux, enseignant en droit privé et consultant juridique indépendant, spécialisé en droit du travail et en droit pénal, dans Libération, le 14 novembre, que je n'avais pas lu et découvre grace au blog de Benoit Hamon http://lefil.blogs.com/benoithamon/- tellement mieux dit que je ne saurais le faire, et avec plus d'autorité

"Premier élément du mythe, la France serait un pays de grévistes. Le nombre de journées individuelles non travaillées pour fait de grève était de 4 millions en 1976, 3,5 millions en 1984, 2,1 millions en 1988, 900 000 en 2000, 1,2 million en 2005. En dehors de pics spécifiques (1982, 1995, 2001), l’ampleur et la fréquence des mouvements sociaux ne cessent de diminuer alors même que la population active ne cesse d’augmenter. La fonction publique se substitue par ailleurs progressivement aux salariés privés dans le cadre des conflits sociaux. En 1982, 2,3 millions de journées grevées étaient comptabilisées dans le secteur privé, pour 200 000 seulement dans le secteur public. En 2005, 224 000 dans le privé pour 1 million dans le public. La part du public dans les mouvements sociaux est passée de 3 % dans les années 70 à 30 % à la fin des années 80 puis à 60 % à compter du milieu des années 90.
En effet, les principales causes de cet effondrement statistique concernent les salariés du secteur privé. Ainsi de la précarisation des emplois, du chômage, de la désindustrialisation, de la désyndicalisation ou du démantèlement progressif du droit du travail. Un salarié en CDD ou en CNE va-t-il faire grève ? Les restrictions budgétaires successives et l’effritement graduel des avantages spécifiques de la fonction publique, combinés au nombre relativement important des fonctionnaires, expliquent également ce glissement. Enfin, le statut particulier des agents de l’Etat facilite l’exercice du droit de grève, de plus en plus théorique pour de nombreux salariés privés. Dans le secteur privé, les 224 000 journées de grève en 2005 représentent, à l’aune d’une population active de 16 millions de salariés, 0,01 journée par salarié et par an. Sur une carrière professionnelle de quarante années, un salarié français fera donc grève moins d’une demi-journée, un fonctionnaire moins de quatre jours. Des chiffres à comparer avec les trente-trois millions de journées non travaillées pour cause de maladie en 2005. La grève apparaît cent quarante-sept fois moins pénalisante pour notre économie que les arrêts maladies. La réalité est donc fort éloignée des phénomènes massifs souvent évoqués.
Second élément du mythe, la France recourrait davantage à la grève que ses voisins. Sur la période 1970-1990, la France est onzième sur les dix-huit pays les plus industrialisés en termes de journées non travaillées pour fait de grève. Avec 0,15 journée grevée par salarié et par an, elle est 7,6 fois moins conflictuelle que l’Italie (première), 3,2 fois moins que le Royaume-Uni (septième), 1,6 fois moins que les Etats-Unis (huitième). Sur la période récente (1990-2005), la France demeure onzième sur dix-huit, avec une conflictualité qui s’est effondrée (0,03 journée de grève par salarié et par an) et demeure toujours inférieure à la moyenne (0,04 journée grevée). Les modèles nordiques – réputés en France pour la qualité du dialogue social qui y régnerait – se situent en tête du classement : le Danemark est premier, la Norvège quatrième et la Finlande septième. Ainsi la «flexsécurité», tant vantée par les dirigeants français, semble caractérisée par un niveau de conflictualité nettement plus important. Un paradoxe qui ne semble pas intéresser les défenseurs de son introduction progressive dans notre pays. La France, en dessous de la moyenne des pays industrialisés, n’est certainement pas le berceau de la «gréviculture» décriée par nos médias et nombre de nos politiques.
Troisième élément du mythe, les grèves françaises se caractériseraient par des journées nationales destinées à paralyser l’activité économique. Sur la période 1970-1990, les conflits localisés représentaient 51,2 % des journées non travaillées pour fait de grève, loin devant les 34,9 % de conflits généralisés (propres à une profession) et les 13,9 % de journées nationales d’action. Sur la période plus récente (1990-2005), les conflits localisés représentent 85 % des grèves, pour 14 % de conflits généralisés et seulement 1 % de journées nationales ! La France est treizième sur dix-huit en termes de mobilisation des grévistes. Que pouvons-nous en conclure ? Pays le plus faiblement syndicalisé de l’Union européenne, marqué par un taux de chômage élevé et une hostilité croissante des médias à l’égard des mouvements sociaux, la France n’est pas un pays de grévistes.
Pourquoi, dans ce cas, Nicolas Sarkozy promettait-il avant son élection qu’«au bout de huit jours d’un conflit social, il y aura obligation d’organiser un vote à bulletin secret pour que la dictature d’une minorité violente ne puisse imposer sa loi sur une majorité qui veut travailler» ? Outre le caractère insultant de cette promesse à l’égard des grévistes «violents» et «dictatoriaux» et la manifeste méconnaissance dont atteste notre président en ce qui concerne le droit de la grève, (entre autres) quel est l’intérêt d’une telle mesure dans un pays où 98 % des conflits sociaux durent moins de deux jours ? Le droit de grève est une liberté constitutionnelle et individuelle pour chaque salarié, ce qui est incompatible avec une quelconque validation majoritaire. De plus, son exercice se heurte à la liberté du travail : aucun gréviste ne peut entraver le droit d’un salarié non gréviste de travailler sans engager sa responsabilité civile et pénale. C’est là le paradoxe fondamental de cette proposition : dans le cas d’une validation par une majorité de salariés, la «dictature» de cette majorité imposerait sa loi sur la minorité qui souhaite travailler. Et ne le pourrait plus ! Nicolas Sarkozy inaugurerait donc la première législation sociale encadrant le droit de grève dans le secteur privé, mais contrevenant simultanément à la liberté de faire grève et à celle de travailler.
La loi du 21 août 2007, relative à la grève dans les transports, ne concerne que le secteur public et se contente pour l’essentiel de reprendre le dispositif de dialogue social préexistant en l’aménageant de gadgets (l’obligation d’un préavis au préavis, dont l’utilité laisse dubitatif). Elle ne prévoit aucune réquisition, n’empêche nullement l’ensemble des salariés d’une entreprise publique de faire grève. Elle ne garantit donc en rien un quelconque service minimum. Un texte pour l’essentiel vide de tout contenu autre que purement proclamatoire, très éloigné des promesses de campagne de notre président. Telle est peut-être l’explication finale de la position actuelle de nos dirigeants quant au droit de grève : des proclamations destinées à satisfaire tant l’hostilité (réelle) des médias que celle (supposée) de la population. Ainsi alimente-t-on, sans doute à dessein, les préjugés de ses concitoyens…

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