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Lieu : Avignon, Vaucluse, France

mercredi 6 avril 2011


une partie de l'entretien entre Michel Wievlorka et Benoît Hamon, à partir de "Pour la Prochaine gauche" du premier


Allant à contre-sens de la majorité des ouvrages qui analysent les évolutions contemporaines en partant de la crise, point zéro, Pour la Prochaine Gauche évoque essentiellement des problématiques socio-culturelles. La priorité de la prochaine gauche doit-elle être d'apporter une réponse à ces sujets plutôt qu'aux problématiques économiques ?
Michel Wieviorka : Premièrement, je considère que l'on peut aborder la crise économique actuelle de deux manières différentes. La première façon de la présenter est de dire qu'elle a commencé en 2008 comme une crise financière, avant de s'étendre à l'économie et au politique avec, pour conséquences sociales, l'accroissement du chômage et des inégalités.
Ma réflexion s'oriente plutôt vers une deuxième approche, avec l'idée qu'un tournant s'est opéré dans le monde entier, et en particulier dans des sociétés comme la nôtre, vers le milieu des années 70. Depuis lors, tout a changé : la culture, dans un sens très large, notre rapport à la nature et à l'environnement, notre rapport à nous-même, les rapports hommes-femmes... La crise de 2008 est un moment paroxystique, très important, mais qui s'inscrit dans un processus plus large de décomposition. Nous ne reviendrons pas en arrière : le vieux monde se défait, en raison de son épuisement et non pas de son dysfonctionnement, tandis qu'un nouveau monde se créé. C'est ce que j'ai voulu étudier.
Ma seconde réponse à votre question est plus théorique, mais aussi plus politique. Aujourd'hui, des courants extrêmement puissants considèrent qu'il faut d'abord régler les problèmes économiques, que tout le reste n'est que diversion. C'est un point de vue très influent, notamment parmi la gauche classique. En face, un discours plus rare affirme que les grandes affaires sont religieuses et culturelles et que les problématiques les plus importantes sont la « guerre des civilisations », la laïcité, l'identité nationale... Ce type d'approche semble, lui, se désintéresser des affaires socio-économiques.
Je crois qu'il faut désormais accepter l'idée qu'il y a là deux registres distincts qui appellent l'un et l'autre une analyse. Essayons alors de les penser dans leurs autonomies relatives et dans leur articulation. Le rôle d'un politique est d'affirmer la distinction entre ces deux registres, et de reconnaître qu'ils préoccupent l'un et l'autre les Français.
Benoît Hamon : Comme vous le soulignez, on ne peut évidemment pas tout réduire à la question économique ou à la question sociale. C'est d'ailleurs au nom de ce primat de l'économique que, historiquement, le droit des femmes a été mis à l'écart des combats de la gauche : alors que l'on défendait l'épanouissement du prolétariat à travers la lutte contre toutes les formes d'aliénation, les femmes étaient maintenues au foyer. Aimé Césaire, dans un excellent texte écrit lors de sa démission du Parti communiste, soulignait d'ailleurs la même idée, considérant qu'on ne pouvait pas résumer le sort des noirs à la question sociale et que l'émancipation du prolétariat ne réglerait jamais seule l'héritage et les traumatismes de la colonisation ou des discriminations.
Se pose néanmoins la question du niveau auquel hisser ces questions religieuses et culturelles. La Croixétablit un baromètre mensuel des préoccupations des français en testant des items sociétaux, économiques ou sociaux. Actuellement, la préoccupation première est l'emploi, suivie du pouvoir d'achat et de la santé. La sécurité des biens et des personnes n'arrive qu'en dixième position sur 15, la question de l'intégration des groupes étant, elle, en dernière position. Les conditions d'existences concrètes sont ainsi la préoccupation première des gens qui ne voient pas devant eux, même à court-terme : voilà pourquoi la question économique est centrale.
Nous vivons dans un modèle de compétitivité fondé sur la baisse du coût du travail, où le consommateur devient l'artisan inconscient d'un arbitrage contre sa protection sociale et son salaire, ce que Jacques Rigaudiat appelle le « Wall Martisme » dans Le nouvel ordre prolétaire : la baisse du coût du travail encourage la modération salariale et stimule un modèle de concurrence axé sur la baisse des prix. Le consommateur, dont le revenu n'augmente pas mais qui veut augmenter son pouvoir d'achat, s'oriente alors vers l'économie low-cost, entretenant ainsi la compétition par la baisse des prix et in fine la réduction de son salaire et de sa protection sociale. C'est un cercle vicieux d'une perversité absolue et c'est pourquoi la gauche doit apporter des réponses aux questions brûlantes de la vie quotidienne.

Les premiers thèmes abordés dans l'ouvrage sont les politiques d'immigration, l'identité, la nation, etc. : la première tâche de la “prochaine gauche” est-elle de faire face à ses tabous, aux sujets qui l'ont longtemps mise mal à l'aise ?
Michel Wieviorka : Dans Pour la Prochaine Gauche, je suis parfois très critique vis-à-vis d'idées encore très dominantes à gauche, ou bien encore à propos du concept d'intégration qui ne voit par exemple que le point de vue du système et n'entend pas celui des personnes singulières.
Ensuite, je rappelle à la gauche qu'elle a eu dans le passé des jugements très différents sur des catégories qu'elle critique aujourd'hui. La nation en est la meilleure illustration : en 1848, au moment du printemps des peuples, la nation est magnifiée et considérée comme une idée de gauche. Aujourd'hui, cela fait 25 ans que le Front National monopolise ou presque cette thématique. Selon moi, la gauche doit être capable de dire qu'on peut aimer sa nation, sans être populiste ou xénophobe. On peut revenir à des conceptions positives de ce que l'on considère aujourd'hui de façon négative.
Troisième point : je n'hésite pas à dire à la gauche qu'il est grand temps de dépasser certaines formulations des débats. Depuis les années 70, on a vu se structurer dans le monde entier la même opposition : en France, les républicains contre les démocrates, aux États-Unis, les liberal contre lescommunitarian... Quel que soit le pays, le débat semble le même : soit on estime qu'il ne doit y avoir que des individus dans l'espace public, soit l'on considère que les individus ne se comprennent pas sans référence à une communauté, une identité, une appartenance ou une religion... Sur les affaires du foulard, sur la discrimination positive ou sur les statistiques ethniques, le débat conduit toujours à ce choix incontournable : êtes-vous républicain ou démocrate ?
La prochaine gauche doit refuser ce débat car il est mal posé. Le problème n'est pas de choisir entre deux positions mais de dépasser leur opposition et d'en sortir par le haut en essayant de concilier les apports des deux registres. Oui, il faut être républicain et défendre les valeurs universelles - le droit et la raison. Et oui, il est possible de reconnaître les particularismes identitaires. Il est temps d'accepter l'idée qu'il est possible d'articuler des appartenances identitaires et le respect des valeurs universelles.
Benoît Hamon : Là où vous soulignez la division entre républicains et démocrates, j'évoquerais plutôt l'opposition historique entre les libéraux politiques et les démocrates. Les démocrates identifient la souveraineté nationale à la souveraineté populaire quand, pour les libéraux, cela n'a jamais été le cas. Or, cette question du pouvoir dont dispose le peuple est une interrogation déterminante pour la gauche mais aussi pour la démocratie. Depuis 25 à 30 ans, pour prendre les mêmes points de départ que vous, nous sommes face à une offensive économique et politique des libéraux qui a consisté à faciliter la financiarisation du capitalisme et qui s'est accompagnée d'un puissant mouvement de réduction du domaine d'intervention de l'Etat, de réduction de la dépense sociale, de démantèlement de tout ce qui faisait obstacle à la mise en œuvre de leur projet. Le meilleur exemple en est évidemment la construction européenne guidée par une forme de libéralisme qui considère que sur des enjeux un peu complexes, pour paraphraser Benjamin Constant, “les indigents n'ont pas le recul nécessaire pour pouvoir participer à la décision et qu'il revient à ceux qui sont propriétaires et ont le loisir de s'intéresser à la chose publique de prendre les décisions pour la collectivité”.
De même, l'Europe a été le cadre d'une offensive massive pour que soient inscrits dans les textes fondamentaux des principes comme l'équilibre budgétaire qui relèvent en réalité du choix politique. Ce n'est pourtant pas une règle intangible : les lois économiques ne sont pas la loi de la gravité et Monsieur Trichet n'est pas Newton ! S'est ainsi substituée à une démocratie du suffrage universel une forme de démocratie de l'expertise, des agences indépendantes, une démocratie par délégation qui dépossède les peuples des questions centrales et favorise le développement d'un scepticisme vis-à-vis de l'action politique.
Ensuite, je suis bien évidemment d'accord avec vous sur la nécessité de construire une société à la fois laïque et multiculturelle au sein de laquelle les individus peuvent avoir la possibilité de s'affranchir de leur identité de naissance. A mon sens, l'un des principaux problèmes du système libéral est justement qu'il assigne à la résidence communautaire et sociale : les ghettos sont territoriaux mais aussi culturels et sociaux. L'urgence est dès lors de lutter contre ces phénomènes d'assignation à résidence et de reproduction sociale. Sur ce point, la France de 2011 est quasiment identique à celle des années 70. Voici un sujet qui me paraît prioritaire pour la gauche.
Sur cette question, le concept développé par François Dubet me paraît intéressant : dépassons l'opposition historique entre égalité des conditions et égalité des chances pour rechercher ce que nous avons appelé « l'égalité réelle ». Celle-ci doit associer la volonté de réduire la hiérarchie sociale et de mener une politique spécifique à l'égard de populations ou de territoires discriminés. D'où, par exemple, le volet très important consacré à la discrimination et l'idée, sans aller jusqu'à parler de statistiques ethniques, de mener une grande enquête déclarative sur les discriminations afin d'avoir un état des lieux de départ à partir duquel mettre en place des politiques efficaces. Cette combinaison de l'égalité des places et de l'égalité des chances me semble être le bon moyen de lutter contre ce qui mine le vivre ensemble et de construire une alternative.

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